texte de Gabriel Bauret (FR)

 

se montrer / se raconter

une photographie à la forme pronominale

Très vite, Modi s’est introduite dans ses photographies. Physiquement : un bras entre dans le cadre, ou par le biais d’un objet personnel : un vêtement. Mais pas de visage, du moins au début. Et pourtant, même sans légende, dans la série « Anamorphose » par exemple, l’image suggère le lien entre le sujet de la photographie et son auteur. Certains points de vue laissent deviner qu’il s’agit d’un fragment de son propre corps et par extension d’un moment de sa vie. D’emblée, Modi installe dans l’œuvre qu’elle construit ce rapprochement entre ce qui se situe de part et d’autre de l’objectif. Mais en même temps, le photographe masque sa véritable identité en prenant un pseudonyme. Phonétiquement, Modi peut être entendu comme des « mots dits » et nous entraîner vers cette formule classique : une image vaut mille mots. En d’autres termes, le contenu d’une image ne peut être épuisé par un ensemble de mots ; il y a toujours du sens irréductible au langage verbal. Si Modi rapproche l’image et le verbe et place la photographie dans un rapport de complémentarité avec la pensée, c’est parce que le travail artistique qu’elle mène n’est pas dissociable de sa quête intellectuelle. Une quête qui l’amène à fréquenter des textes de philosophes comme Paul Ricoeur ou d’écrivains comme Herman Hesse. Et de les citer en parallèle à la présentation de ses images. Pour en finir avec les mots, on soulignera qu’ils font parfois intrusion dans l’image elle-même, comme ce « muette » dont les lettres s’étalent dans une photographie de la série « Face ». Se pose à nouveau la question de la dissimulation de l’identité. Modi se présente de dos, ou lorsqu’elle est face à l’objectif, un livre ouvert couvre son visage.

Dans « La face cachée de la lune », la série composée de trois images - il faudrait plutôt parler de séquence du fait de la référence au calendrier des lunes - montre l’arrière de son crâne sur lequel la tonsure dessine la forme de cet astre et ses changements successifs. Mais cette séquence dit aussi une certaine violence infligée au corps - d’autant plus prononcée qu’il s’agit des cheveux, attributs féminins par excellence -. Il y a quelque chose de l’Actionnisme dans la démarche de Modi : s’exposer, se mettre dans l’inconfort, approcher le danger. L’audace caractérise cette oeuvre, ne serait-ce que le geste consistant à se mettre à nu dans le paysage. Dans les performances des Actionnistes viennois, souvent très violentes, la photographie qui en rend compte n’est que témoignage, trace de l’action qui a été engagée. C’est le corps lui-même et les interventions sur celui-ci qui sont œuvres d’art. Modi, quant à elle, pense l’action sur son corps et avec son corps dans la perspective d’une prise de vue photographique. Jamais l’attention ne se relâche sur les composantes de l’image que sont la lumière, le rendu des couleurs et de la matière. De ce fait, le travail se trouve dédoublé. Modi est à la fois actrice et artisan de la représentation de la mise en scène qu’elle a imaginée. Et les deux aspects de la démarche sont abordés avec autant d’intensité. Ils génèrent la même tension. Modi tient à souligner que si elle se met en scène, ce n’est pas par commodité. Elle a choisi de vivre personnellement chaque situation qu’elle a inventée. Persuadée, selon ses propres termes, que « vivre la prise de vue de l’intérieur change l’image ». Il y a comme une nécessité dans le fait de procéder de la sorte, de dialoguer elle-même avec les paysages, avec les éléments de la nature, de se confronter à eux. Dans certaines de ses premières séries, telle « Le choix », le corps était comme un élément posé au milieu d’un vaste paysage. Entretenant avec lui une relation géométrique : une verticalité face à l’horizon. Puis le dialogue a pris plus de consistance. Modi a « fait corps » avec la nature - comme l’indique le sous-titre de l’une de ses séries de nus -. Elle s’est rapprochée d’éléments végétaux ou minéraux, sans doute stimulée par le caractère sauvage du territoire de la Corse qu’elle a adopté récemment. Du statut d’objet plastique elle est devenue sujet d’une action. Jusqu’à enfouir le corps sous le sable, comme si elle voulait éprouver - jouer - une forme de disparition. Dans la séquence « Sous le sable », le visage se livre à la photographie, alors même qu’il semble sur le point d’être enseveli …

En prenant du recul par rapport à l’ensemble des travaux réalisés depuis 2004 jusqu’à aujourd’hui, on perçoit des mouvements successifs de dévoilement et de dissimulation, de présence et d’absence du visage. On a l’impression d’être en face d’ un auteur qui questionne sans cesse son identité, son moi. Modi décrit elle-même sa pratique comme « s’articulant autour de l’autoportrait ». Si l’autoportrait est pris dans son sens le plus étroit : la photographie comme miroir, alors l’œuvre de Modi s’en écarte. En revanche, elle nous dit évidemment quelque chose d’elle-même. Autre que son visage, que la présence de son corps. Étape par étape, ses compositions révèlent un être qui doute - n’est-ce pas le commencement de la philosophie ? - et qui se cherche silencieusement -c’est elle-même qui définit ses images comme un langage « silencieux » -. Plus qu’un autoportrait, c’est la lente élaboration d’une autobiographie qu’elle nous livre. Mais pour rebondir sur le titre d’un ouvrage de Philippe Lejeune, spécialiste de l’autobiographie littéraire: je n’est-il pas un autre ?          

Gabriel Bauret